Rendre possible l'innovation de rupture en entreprise
Par Olivier Lepeltier
A l’ère du digital, l’enjeu pour les entreprises n’est plus tant de gérer la résilience ou l'optimisation des modèles d’affaires existants que de mener une transformation de leur organisation. Les entreprises en place, confrontées aux entreprises digitales dans le partage de la valeur, doivent innover en rupture, c’est-à-dire se redéployer en créant de nouveaux modèles d’affaires pour préempter les positions dominantes de demain. C'est le challenge qu'a provoqué en son temps Apple pour le secteur de la mobilité lors de l'émergence de l'iPhone/iOS, c'est le challenge que créé AirBnB pour l'ensemble du secteur hôtelier, et c'est vraisemblablement le challenge que créera demain la blockchain pour le secteur financier.
Le problème, pour les entreprises confrontées à ce type de défi, est qu’elles maitrisent généralement l'innovation incrémentale, les approches par optimisations successives, mais qu'elles n'ont pas franchi le pas en terme d'organisation et d'état d'esprit qui est requis par l'innovation de rupture. Pour établir les conditions rendant possible l'innovation de rupture en entreprise, il semble opportun de s'intéresser aux raisons pour lesquelles les grandes entreprises sont désarmées.
Une entreprise, c'est par définition l'exécution d'un modèle économique défini et établi
Une entreprise connaît son produit, ses clients, ses fournisseurs, ses distributeurs et même ses concurrents. L’entreprise s'est adapté et organisé dans le but d’exécuter et d’optimiser son modèle d’affaires actuel et non d’en rechercher un nouveau. Ainsi, l’entreprise ne cherche pas à remettre en question ses fondamentaux : pourquoi dépenser du temps et de l’argent à changer radicalement de produit alors que depuis des années, le produit existant a prouvé qu’il générait une clientèle fidèle ? De même, l'encadrement est encouragé à optimiser les processus existants et à les appliquer avec rigueur, mais absolument pas à les remettre en perspective, encore moins à les remettre en cause.
La structure est donc tout entière tournée vers l'exécution du modèle connu et ne cherche généralement pas de nouveaux modèles économiques. En cela, elle réalise du "push" de ses offres vers ses clients, en s'appuyant sur le marketing, la publicité et la force de vente pour atteindre ses objectifs.
Le digital offre l'opportunité - en fait, il créé même la nécessité - de renverser le modèle, les modes de travail et l'état d'esprit pour se consacrer aux attentes du client final. C'est l'approche "pull" qui, en s'appuyant sur la compréhension des attentes du client pour identifier, tester, affiner de nouveaux produits, permet de créer les relais de croissance et la rentabilité de demain. En cela, une startup, qui par définition est une organisation temporaire à la recherche d'un modèle d'affaires répétable et scalable, est bien plus à même de produire une innovation de rupture qui sera à l'origine d'un avantage concurrentiel.
Une entreprise établie s’attache à vendre ce qu'elle maitrise et non à répondre à un problème constaté sur le marché
Dans une entreprise établie, tout ou presque est concentré pour maximiser et optimiser la vente d’un produit. Cette inclinaison des forces vers la vente limite le prisme de l'entreprise à de l'amélioration, de l'optimisation de l’appareil de production et de vente et empêche le changement radical de la proposition de valeur faite au client.
Au contraire de l’entreprise, une startup, parce qu’elle ne part pas d’un produit qu’elle cherche à vendre, mais d’un problème qu’elle veut résoudre, cherche et génère de nouveaux modèles d’affaires pour y répondre. C’est parce que BlaBlacar ou Uber ont cherché à résoudre des problèmes rencontrés quotidiennement, qu’elles ont réussi à générer de nouveaux modèles d’affaires. Par exemple, avec BlaBlacar, celui de résoudre le paradoxe généré d'une part par la sous-utilisation des capacités de nos voitures (dans laquelle on occupe généralement une seule place sur quatre ou cinq existantes) et d'autre part par le nombre croissant de personnes qui recherchent un moyen de transport occasionnel pour un coût optimisé. Avec Uber, celui d’accéder facilement à une offre de transport personnel offrant un service de qualité pour un prix abordable.
L’échec en entreprise est vu comme une tare et non comme un processus itératif d’apprentissage
Les entreprises établies sont structurées et conçues afin de maximiser les profits et minimiser les risques. De ce fait, l’échec est peu, voire pas du tout acceptable. Mener un projet qui échoue est considéré négativement et sera un frein pour l'évolution des collaborateurs impliqués. De ce fait, les collaborateurs ayant l'esprit de l'entreprenariat réussissent souvent moins bien leur carrière que ceux qui conjuguent un bon sens politique avec une aversion au risque. Pire, les entreprises sont structurées de telle manière que la mise en place d’un projet est du domaine de l’impossible puisqu’il faut franchir tous les obstacles juridiques, RH, financiers et s’assurer de respecter les indicateurs de performance en place dans l’entreprise. L'entreprise met donc tout son savoir, toutes ses capacités en mouvement pour identifier les risques à réaliser un projet et pour décourager l'initiative.
Au contraire, les startups, parce qu’elles sont à la recherche permanente de leur modèle d’affaire portent l’échec comme élément constitutif de leur structure. C’est ce qui leur permet de tester leurs marchés, de pivoter, recommencer et réussir. L'échec n'est donc pas un problème, car pour ce type de structure c'est un état transitoire, une étape, au cours de laquelle ce qui est réellement important est la capacité à réagir rapidement pour tirer les leçons de ses erreurs et pour se repositionner immédiatement sur une meilleure trajectoire.
Or cette rapidité, cette agilité, cette faculté à compresser le temps est précisément ce qui manque aux entreprises établies car leurs processus achats, juridiques, RH, financiers amènent l'attente et faible réactivité.
Le processus de décision en entreprise est long et complexe (et c'est fait exprès)
Cette culture de l’aversion au risque propre aux entreprises en place, engendre un processus de décision rigide, complexe et long qui ne facilite pas la rapidité d’exécution nécessaire à l’innovation. En effet, en entreprise prendre une décision revient à gravir un nombre illimités d’obstacles bureaucratiques, à rédiger d’infinis PowerPoint et autres business cases. Dans bien des cas, la phase administrative de validation d'un projet est plus longue et plus couteuse que son exécution.
Au contraire, les startups, sous la contrainte de ressources limitées ont la nécessité d’agir rapidement et donc de décider avec agilité. Pour ce faire, les startups basent leur décision sur l’expérimentation, les décisions sont ainsi du ressort direct de celui qui mène l’expérimentation, ce qui permet de rester opportunistes et de recommencer. Les startups peuvent ainsi itérer et pivoter aussitôt qu’elles échouent, apprendre, recommencer et découvrir leur modèle d’affaires.
Une entreprise privilégie malheureusement souvent les managers du statu quo plutôt que les managers du changement
En entreprise, reproduire un modèle existant sans le questionner et en procédant par petite optimisations successives fait de vous un "bon" manager. Le "bon" manager est donc souvent celui qui connait peu d'échecs, qui maitrise son risque, qui pilote une croissance maitrisée, mais c'est également bien souvent aussi celui qui ne challenge pas les habitudes établies et qui ne tente rien de structurant pour l'avenir de l'entreprise. Pourtant le management ce n'est pas l'art du consensus, c'est au contraire l'art de questionner, déstabiliser, déranger, bousculer en permanence la routine organisationnelle. Hélas, les managers qui interrogent les modèles, qui tentent de faire bouger les lignes ne bénéficient que de peu d'appui et sont rarement mis en avant comme étant des exemples à suivre. Ils progressent rarement plus vite au sein de l'organisation que les managers du statu quo. Il existe bien entendu quelques entreprises qui font exception à cela, car elles ont ancré l'innovation de rupture dans leur culture d'entreprise (comme Google ou Salesforce par exemple), mais toutes les entreprises n'ont pas vocation ou intérêt à cela.
De la nécessité de sortir du cadre (de l'entreprise)
S’il est donc impossible ou contre-productif pour une entreprise, d’innover en rupture ou de suivre les innovations de rupture qui impactent son marché ou son écosystème, celle-ci peut pourtant créer les conditions de l’innovation. Pour ce faire, l’entreprise doit accepter de sortir de son jeu de contraintes internes et créer les conditions d’une structure "externe" qui doit :
- S’attacher à résoudre un problème
- Être en contact permanent avec le client final (et se frotter/confronter à lui, même lorsque cela fait mal)
- Accepter l’échec comme processus itératif d’apprentissage
- Prendre des décisions de manière rapide et radicale (ce qui implique d'être indépendant des processus achats, juridiques, RH, financiers de l'entreprise)
- Valoriser le questionnement et encourager les gens à s'exprimer librement
- Interdire le statu quo (ce qui impliquera de donner moins d'importance à "la voie du métier" qu'à la "voie du client")
- Travailler en réseaux (avec ses clients, ses fournisseurs, l'écosystème de startups, les écoles/universités et le monde de la recherche)
- Favoriser l'émergence plutôt que la planification (oublier ses plans sur plusieurs années pour rester réactif et flexible afin de s’adapter à son environnement)
- Autonomiser plutôt que contrôler (le pouvoir de décision est donné aux membres des équipes)
- Jouer la transparence plutôt que le secret pour garantir l’adhésion des collaborateurs à la vision de l’entreprise et favoriser la participation
Olivier Lepeltier